Quand un ami m’a prêté cet ouvrage cela a été l’occasion d’une relecture poussée.
Mêlant lectures et psychanalyse, tout en restant facile d’accès Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? est un essai éclairé mais surtout très drôle -fait assez rare pour être notifié !


[J’ai rencontré Pierre Bayard en tant que professeur à l’Université Paris 8 et ce, en suivant l’un de ses cours qui jumelait littérature et psychanalyse. À l’époque bien sûr je n’avais pas lu cet ouvrage, grave erreur (!) cela m’aurait certainement permis de ne pas lire les textes “à lire”.]


L’auteur a découpé son essai en trois parties toutes aussi intéressantes les unes que les autres -pour mettre l’expérimentation totalement à l’oeuvre, j’ai tenté d’abandonner ma lecture après la première partie, mais happée par le texte j’ai dû finalement m’arrêter avant l’épilogue, en un mot : expérience de non-lecture fichtrement ratée.

L’ouvrage commence donc avec les 4 manières de ne pas lire. Tout d’abord, il s’agit de parler des livres que l’on ne connait pas, en les plaçant dans ce que Pierre Bayard nomme une “bibliothèque collective”. Nous n’avons pas lu Proust, Joyce, etc. cela n’empêche quiconque de savoir qui sont ces auteurs, ce qu’ils ont écrit et où leurs fictions se placent dans la grande bibliothèque des livres fondamentaux inhérent à la littérature. Pour parler des livres que l’on a parcourus, l’auteur s’appuie sur la pensée de Paul Valéry soutenant que l’on est pas OBLIGÉ de lire un ouvrage écrit par Proust pour reconnaître son style si identifiable. Avec cette théorie la lecture est pensée comme un parcours linéaire ou circulaire permettant d’englober un texte en en lisant que des bribes.

Cette pratique de la critique sans auteur, ni texte, n’a rien d’une absurdité. Elle repose chez Valéry sur une conception argumentée de la littérature dont l’une des idée principale est que non seulement l’auteur est inutile, mais que l’oeuvre est en trop.

(Page 40)


L’ouvrage s’intéresse ensuite à la pratique de la non-lecture, telle que pratiquée par les libraires, il s’agit bien de parler des livres dont on a entendu parler. En effet, les libraires sont des experts à ce jeu, car l’on imagine bien que par faute de temps ils n’aient eu le loisirs de lire tous les livres qu’ils puissent vendre en leur établissement. Pour parler des livres dont on a seulement entendu parler, Pierre Bayard parle d’une double orientation : d’abord savoir situer le livre dans la bibliothèque collective et aussi se situer au sein chaque livre. Mais il prône surtout le fait d’ÉCOUTER ceux qui ont lus ces ouvrages ; pour Pierre Bayard, l’écoute de la lecture des autres met en exergue les livres-écrans, comme d’objets de substitutions. Si Freud parlait de souvenirs-écrans pour nommer les souvenirs d’enfance fallacieux, ces livres-écrans les rappellent car pour chacun la lecture d’un livre s’est effectué dans un contexte psychologique qui peut être placé dans le temps.

pour se convaincre que tout livre dont nous parlons est un livre-écran et un élément de substitution dans cette chaîne interminable qu’est la série de tous les livres, il suffit de faire l’expérience simple consistant à confronter les souvenirs d’un livre aimé de notre enfance avec le livre “réel”, pour saisir à quel point notre mémoire des livres et surtout ceux qui ont compté au point de devenir des parties de nous-même, est sans cesse réorganisée par notre situation présente et ses enjeux inconscients

(Page 53)


Ces livres que l’on a lus ou non, que l’on a survolés… participent tous à ce que l’auteur nomme “la bibliothèque intérieure”. L’individu a placé ces ouvrages au sein de son inconscient, ils participent à la création de sa psyché en tant qu’individu constitué d’émotions.
Ce chapitre se clôture avec une question, les livres que l’on a oubliés sont-ils des livres que l’on a lus ?

Puis ce sont les différentes situations de discours qui sont mises en lumières : parler de livres en société, face à un professeur, devant l’écrivain lui-même et avec l’être aimé.
Pour l’auteur, ces temps de discussions ayant comme sujet les livres -le plus souvent- lus, confrontent les lectures constituant sa bibliothèque intérieure avec les bibliothèques intérieures des autres provoquant parfois frictions, venant interpeller les codes et valeurs socialement admises et intégrées par l’inconscient des sujets.
Je m’arrêterais sur “parler des livres que l’on a pas lus, avec l’être aimé” car si les thèses présentées sont chaque fois étayer d’un exemple (Paul Valéry, Umberto Eco, Proust, etc.) celui pour ce chapitre est issu de la pop-culture. En effet, l’auteur prend l’exemple de Bill Murray dans le Jour de la Marmotte ! Quelle surprise, drôle et ingénieuse de voir ici Bill Murray prendre la suite de grands écrivains ! -Par ailleurs, l’on se rappelle du film lorsque Pierre Bayard nous le raconte, serait-ce une ouverture à une prochaine réflexion : comment parler des films que l’on a pas vus ?

[…] les livres aimés dessinent l’ensemble d’un univers que nous habitons en secret et où nous souhaitons que l’autre puisse venir prendre place à titre de personnage.

(Page 96)


Enfin, les conduites à tenir évoquent successivement plusieurs conseils :

  • d’abord ne pas avoir honte. Parler des livres révèle un rapport de force psychique car ce n’est pas la culture qui est échangée mais des “parties de nous-même qui nous servent dans les situations angoissantes de menace narcissique, à assurer notre cohérence intérieure” (Page 119)
  • imposer ses idées, par le biais d’une bibliothèque commune.
  • inventer des livres. En effet, pour l’auteur parler des livres ouvre à la fiction, car lorsque l’on parle de livres l’on raconte autant le livre que sa place au sein de sa bibliothèque intérieure et les vérités subjectives qui s’y mêlent.
  • parler de soi. Nous l’avons vu plus haut, parler de livres et c’est parler de sa bibliothèque intérieure, de ses livres-écrans, de sa psyché, donc tout ça c’est parler de soi et ouvrir un espace de créativité. “C’est dire combien le discours sur les livres non-lus, au-delà de la parole personnelle qu’il implique à des fins défensives, offre au même titre que l’autobiographie, à qui sait en saisir l’opportunité, un espace privilégié pour la découverte de soi. Dans cette situation de parole ou d’écriture, dédiée à la nécessité contraignante de renvoyer au monde, le langage peut trouver dans sa traversée du livre le moyen de parler de ce qui nous dérobe habituellement en nous” (Page 155)


Pour terminer je conseillerais à quiconque d’entamer une lecture croisée entre
La mère suffisamment bonne du psychiatre et pédiatre Donald Winnicott et cet ouvrage. Car si ici Pierre Bayard renvoie à la bibliothèque intérieure, il s’agit pour D. Winnicott de mettre en exergue le vrai-self du faux-self, avec toute la tension que peut receler la psyché lorsqu’il s’agit de parler de ce qui est à 
l’intérieur et à l’extérieur de l’individu.