Morgan Stricot s’apprête à soutenir son DSRA (Diplôme Supérieur de Recherches en Art) au sein du PAMAL (Preservation & Art – Media Archeaology Lab) aux Beaux-arts d’Avignon, c’est l’occasion de l’interviewer sur sa pratique en tant que conservatrice-restauratrice mais aussi ses expériences passées/présentes et futures !

1 – Salut Morgan, tu es conservatrice d’oeuvres numériques au ZKM (Centre d’art et de technologie des médias de Karlsruhe), mais c’est quoi exactement ton travail ?


Pour commencer je ne dirais pas « mon » travail. La conservation d’art numérique est un travail interdisciplinaire, un travail d’équipe. Notre travail, en particulier avec mon binôme, Matthieu Vlaminck, mais aussi avec tout le reste de l’équipe du ZKM, qu’ils soient ingénieurs informaticiens ou électromécaniciens, consiste à assurer l’accessibilité tant pour les chercheurs que pour le public des œuvres d’art numérique, dans un premier temps dans leur environnement technologique historique puis dans un deuxième temps de les préparer au passage dans les prochains environnements technologiques qui permettront d’assurer leur exposabilité.

Les matériels et logiciels dont les œuvres numériques sont tributaires pour véhiculer leur discours sont des supports indispensables mais instables. L’obsolescence confère à la matérialité initiale de ces œuvres une date limite de conservation. La seule solution à long terme, désormais largement acquise, est la mise à jour continuelle et systématique de cet environnement technologique. Seulement les mises à jour matérielles entraînent bien souvent des remaniements logiciels et des modifications plus ou moins légères du comportement ou de l’esthétique des œuvres. C’est pourquoi ces stratégies de conservation préconisant le changement technologique comme seul moyen de préserver l’art numérique se mêlent à un intérêt historique, prônant une archéologie des média et une culture de la réparation.

Le cœur de notre travail est l’anticipation. Comme l’a ci bien dit Bruce Sterling dans son discours d’ouverture « la décomposition numérique » lors de la conférence « Preserving the Immaterial : A Conference on Variable Media », tenue au Solomon R. Guggenheim Museum, New York, les 30 et 31 mars 2001 : « Quand une composante de logiciel se décompose, elle ne se détériore pas comme un tableau, lentement, avec nostalgie. Quand un logiciel fonctionne mal, il plante; apparaît l’écran bleu de la Mort. »

Tracks consacré à l’écrivain Bruce Sterling
http://youtu.be/3gRPi2lMo9Y

Au niveau de la méthode, tant qu’une œuvre numérique fonctionne dans son environnement logiciel et matériel d’origine, nous étudions toutes les interdépendances et tout l’écosystème qui permettent à l’œuvre de fonctionner et de véhiculer son discours. Ensuite nous dupliquons cette œuvre à des fins d’étude et de conservation préventive.

En effet, la façon la plus simple de préserver le comportement et l’esthétique d’une œuvre numérique est de conserver le plus longtemps possible son environnement technologique historique. C’est-à-dire de faire fonctionner son dispositif matériel original ou un dispositif identique (même époque, même modèle) avec l’environnement logiciel d’origine ou les données initiales.

Il existe plusieurs stratégies et pratiques visant à prolonger la durée de vie des œuvres numériques dans leur contexte technologique historique : la réparation du dispositif avec l’aide de pièces détachées, le remplacement par un modèle identique, l’inspection régulière de l’état de marche, la sauvegarde redondante des données et enfin l’entreposage et la manipulation dans de bonnes conditions.

La duplication est une méthode de conservation par anticipation combinant toutes ces stratégies. Il s’agit ici d’implémenter la copie des données propres à l’œuvre réalisée lors des sauvegardes (dans leur format d’origine) sur les équipements de remplacement (ce qui implique d’avoir acquis ces équipements avant leur indisponibilité sur le marché). Tout ceci dans le but de dupliquer X fois l’œuvre dans son ensemble et ainsi créer plusieurs exemplaires identiques et fonctionnels. Avoir plusieurs exemplaires fonctionnels permet de gagner du temps pour d’éventuelles mesures d’actualisation, d’avoir une connaissance documentaire et technologique approfondie du dispositif et du comportement de l’œuvre et enfin d’éviter des problèmes d’incompatibilité en testant les copies et données avec le matériel qui leur est dévolu.

La duplication ne permet pas toutefois de conserver une œuvre à long terme puisque même si un entreposage effectué dans les meilleures conditions possibles prolonge la durée de vie des composants, ils finiront fatalement par être défectueux et introuvables sur le marché. C’est pourquoi le versioning peut être envisagé. Le versioning consiste en la création d’une ou plusieurs versions mises à jour de l’œuvre. C’est-à-dire tous les exemplaires résultant de l’actualisation de l’environnement technologique de l’œuvre, se référant à l’exemplaire 1.0. Ce concept de conservation regroupe un panel de stratégies allant de la migration sans changement discernable du comportement de l’œuvre jusqu’à la réinterprétation de l’idée qui la sous-tend.

2 – Il y a peu de conservateur.rice d’oeuvres numériques, tu peux nous expliquer un peu comment tu en es arrivée là ?


C’est une discipline nouvelle parce que nous prenons tout juste la mesure de l’urgence. Les œuvres d’art numérique ont toujours l’air tellement nouvelles qu’aucun musée ou institution ne pouvait se douter que ces œuvres sont en fait beaucoup plus fragiles que des tableaux ou des sculptures. On se retrouve dans une situation où l’acquisition d’une œuvre et sa conservation se font de manière pratiquement simultanée.

En ce qui concerne mon parcours, j’ai su que je voulais être conservatrice-restauratrice dès l’adolescence. J’ai baigné dans l’art depuis toujours, ma mère est photographe et mon père est le plus grand « contemplateur » d’art que je connaisse, qui a abandonné la gravure pour l’école d’ingénieur malgré un talent certain.
Je voulais être conservatrice-restauratrice de peinture murale : mon rêve c’était de restaurer les peintures de Diego Rivera au Mexique. J’ai intégré l’école d’art d’Avignon juste après le bac. Les deux premières années, j’ai passé tous mes étés sur des chantiers de conservation-restauration, en Belgique et en Italie à restaurer des peintures murales qui avaient subi les aléas humains ou naturels, la seconde guerre mondiale dans le cas de la Belgique et le tremblement de terre de 2009 dans le cas de l’Italie.

En troisième année pourtant, je fais la rencontre de Lionel Broye (co-coordinateur du PAMAL), dans un cours optionnel d’histoire de l’art numérique et d’informatique. Et là, c’est la révélation. Ce que font ces artistes avec des machines est juste extraordinaire, les possibilités infinies !!!
Je présente mon diplôme national d’arts plastiques en fin de troisième année avec pour sujet la conservation-restauration d’une performance en réseau. J’intègre la quatrième année à l’école d’art d’Avignon et m’envole pour Orono, aux États-Unis, pour intégrer l’équipe de recherche du Still Water Lab avec Jon Ippolito à l’université du Maine dans le département « New Media ».

A l’école et en France en général c’est encore difficile de faire accepter la discipline alors je voulais voir comment ça se passe de l’autre côté de l’Atlantique. L’enthousiasme légendaire des américains me gonfle à bloc avant de revenir en Europe pour un stage au ZKM (Centre d’art et des média de Karlsruhe, en Allemagne). J’y trouve alors pour mon plus grand bonheur, une collection exceptionnelle et surtout une équipe merveilleuse. Je pense toujours que ce sont les gens qui font qu’une discipline est intéressante. Je passe mon diplôme supérieur d’expression plastique en juin et en octobre je suis embauchée comme assistante au ZKM. J’y travaille depuis bientôt 6 ans maintenant.

Photo : France 3 Régions

J’ai eu d’autres opportunité depuis, aux États-Unis notamment, mais je veux rester en Europe. J’ai eu la chance d’être dans une école public, j’ai l’impression d’être redevable en quelque sortes du coup. Et puis la fuite des cerveaux, très peu pour moi.

3 – On va dire que tu es plutôt une personne passionnée, alors peux-tu nous dire quel est ton moment préféré : entre celui où tu reçois une oeuvre-machine qui va être conservée ou exposée et celui où le public est littéralement béat devant ces machines du passé ?


En fait ni l’un ni l’autre, et les deux en même temps, j’aime le moment où j’explique au public comment nous avons rendu de nouveau possible l’exposition d’une œuvre. Parce que souvent, lorsqu’une œuvre arrive dans mon département, on est proche du miracle pour les refaire fonctionner, avec le matériel historique. J’adore raconter l’histoire de la résurrection des œuvres, avec ses péripéties, ses rebondissements. Même si souvent je romantise un peu cette histoire, avec des envolées lyriques dont  moi seule ai le secret, j’adore voir l’étonnement des gens.
Quand les gens viennent voir une exposition d’art numérique, ils pensent que c’est facile, c’est juste des ordinateurs. Mais quand on leur raconte qu’en fait, c’est une sorte de turc mécanique, où une vingtaine de personnes travaillent jour et nuit pour faire fonctionner ces œuvres sur leur matériel d’origine, ils sont juste béat comme tu dis.

Le ZKM n’est pas un musée de l’informatique où des ordinateurs sont montrés sous vitrine, inertes. Nous montrons le patrimoine industrielle et informatique en état de marche et surtout on montre quelles ont été les possibilités de tels matériels et comment les artistes se sont appropriés ces matériels, comment ils·elles les ont détourné etc. Des archives activées quoi !

4 – Quel est ton rapport à la narration ? Est-ce que tu lis beaucoup par exemple ? Tu aimes que l’on te raconte des histoires ?


J’adore raconter des histoires ! Et surtout à moi-même ! J’idéalise beaucoup, j’échafaude des histoires autour des œuvres que nous restaurons pour faire passer des messages. Il m’est très difficile de rédiger des articles scientifiques, j’ai besoin de raconter une histoire, pas seulement des faits.

Avec ma thèse je n’ai pas le temps de lire des romans même si j’ai toujours un peu de temps pour lire le dernier Nothomb dont je suis une fan inconditionnelle. Elle raconte ce qu’il se passe dans ma tête. Ou je lis des livres de tricot !

5 – Lorsque tu exposes des oeuvre-machines du passé, ton travail est-il de raconter l’histoire de la machine ou l’histoire de l’oeuvre pensée et créée par l’artiste quelque soit la machine finalement ?


Les deux. Je raconte le rapport d’un·une artiste avec une machine. En fait, je pense que les machines véhiculent les attentes des artistes, leur idée de ce que va être le futur. Les limites et les attentes constituent des sujets d’étude privilégiés des archéologues des média dans l’exploration des média du passé. En général, l’utilisation d’une machine par un·une artiste nous permettent d’imaginer comment elle·il envisageait l’avenir.

Et pour ça j’ai plein d’exemple : Remote control de Shane Cooper par exemple.

Photo : zkm.de

Remote Control est une installation interactive en réseau créée par Shane Cooper. L’œuvre d’art a été réalisée pour l’exposition “net_condition” par l’Institut des médias visuels du ZKM en 1999. Shane Cooper utilise les flux de nouvelles d’Internet via RSS qu’il ré-assemble politiquement. Les visiteurs entrent dans un salon avec un canapé et un téléviseur. Une scène de tous les jours – vous vous asseyez et regardez la télévision. Un programme de nouvelles apparemment d’actualité est affiché à l’écran : dans un studio virtuel, un présentateur animées par ordinateur lit des nouvelles qui ont été générés en accédant les flux RSS d’un site web d’information généraliste. Une télécommande peut être utilisée pour basculer vers une deuxième chaîne d’information diffusant une image miroir.
Les informations sont d’actualité, mais avec un contenu complémentaire. Les deux canaux disponibles s’appellent “vérité 1” et “vérité 2”, mais aucun d’entre eux ne présente vraiment les faits tels qu’ils sont.
Remote Control utilise en fait un programme linguistique réalisé par Shane Cooper. Si l’utilisateur appuie sur une touche de la télécommande près du canapé, le présentateur inverse ou confirme la vérité de la nouvelle. Sur la première chaîne, le programme linguistique modifie un message reçu via le flux RSS, une proposition, et le traduit sous une forme conditionnelle, remettant ainsi en question le sens du message original. De plus, un nouveau texte est inséré dans le texte source modifié, ce qui transforme les déclarations précédentes en négation.  Ainsi, le récit source original du texte est doublement dupé, c’est-à-dire qu’il est logiquement retourné à la forme de vérité originale.
La deuxième chaîne, d’autre part, souligne la déclaration reçue du réseau, met l’accent sur son contenu de vérité. Dans cette structure de modération, comme dans le premier canal, un deuxième texte est également inséré pour convaincre le visiteur de la véracité de l’information.
L’effet est que les deux chaînes d’information rapportent la même information, mais en vérité opposées l’une par rapport à l’autre.

Selon que les sources d’information distantes sous-jacentes soit exactes, l’un des canaux sera vrai et l’autre sera faux. Le canal qui est vrai et celui qui est faux, cependant, est entièrement déterminé par la vérité des sources d’information.  Puisqu’un canal inverse le sens de chaque phrase et que l’autre la supporte, un canal est garanti d’être vrai, que l’information elle-même le soit ou non. Le travail de Shane Cooper est une pièce de rhétorique appliquée qui illustre l’importance du rhétoricien, de l’orateur et du traitement de la parole dans l’évaluation d’un message.
Pendant que nous restaurions cette œuvre (Remote Control est instable principalement en raison de l’utilisation des flux RSS et d’un ancien programme de création 3D qui n’est plus commercialisé et incompatible avec nos systèmes actuels) nous avons vu cet article sur notre fil d’actualité quotidien :

cnbc.com

« Le ” premier ” présentateur IA de nouvelles au monde a été mis en ligne en Chine. »
Shane Cooper nous a alors dit que quand il avait créer Remote Control, il pensait déjà à hacker ce type d’intelligence artificielle, 18 ans avant donc ! Et que Remote Control illustrait ça en donnant la possibilité au visiteur·euse de choisir la vérité qu’elle·il souhaitait !

Mais certain·e·s artistes racontent également de nouvelles histoires AVEC la restauration de leurs œuvres. C’est fascinant ! net.art generator est un parfait exemple !

net.art generator

net.art generator est un programme informatique qui collecte et recombine des ressources provenant de l’Internet pour créer un nouveau site web ou une nouvelle image. Il utilise une interface web qui demande à l’utilisateur d’entrer un titre qui sert ensuite de mot clef afin d’effectuer une recherche, et de saisir un nom en tant qu’artiste.
net.art generator est le résultat du projet Female Extension. Cornelia Sollfrank, l’artiste derrière cette œuvre, a créée 289 artistes féminines internationales pour concourir au Hamburger Kunsthalle Net art competition en 1997. En utilisant ce programme informatique qui recueille du HTML au hasard et le recombine automatiquement, Sollfrank a saturé la compétition avec des œuvres automatisées réalisées par des femmes virtuelles. (histoire d’origine)

Depuis 1997, cinq versions différentes du générateur net.art ont été créées. réalisées en collaboration avec sept programmeurs. Tous les programmeurs ont jusqu’à présent choisi PERL, un langage de script assez populaire et libre. Le script PERL lui-même est très stable et fiable, mais sa fonctionnalité dépend des moteurs de recherche connectés. Au cours de son existence, les différentes versions du nag ont utilisé un certain nombre de moteurs de recherche disponibles via leurs API.

Le dernier net.art generator est resté hors service pendant de nombreux mois : Google, le moteur de recherche connecté, a changé ses conditions d’utilisation en 2015 et a mis fin à l’accès gratuit et illimité à leurs résultats de recherche. L’accès gratuit est maintenant limité à 100 requêtes par jour. Au alentour de 9h ou 10h du matin, heure française, voici le message d’erreur écrit par Cornelia Sollfrank que l’on peut lire lorsqu’on essaye de générer une œuvre sur le site de net.art generator :

“Thanks for using nag_05! Unfortunately, it seems as if the limit of queries for today is already exceeded! Due to current Google policies, access to search results is very limited for non-paying customers like this wonderful net.art project (100 requests per day)! We do our best to keep the _nag alive, but there is no funding to pay for Google, so please be patient and come back tomorrow. If you would like to support the ongoing development and search requests of _nag, you can Fattr us! In the long run, we are working on teaching Google about how they can support art on the Internet in a meaningful way, but there is still a long way to go ;-)”

“Merci d’utiliser nag_05 ! Malheureusement, il semble que la limite des requêtes pour aujourd’hui soit déjà dépassée ! En raison des règles actuelles de Google, l’accès aux résultats de recherche est très limité pour les clients non payants comme ce merveilleux projet net.art (100 requêtes par jour) ! Nous faisons de notre mieux pour garder le _nag en vie, mais il n’y a pas de financement pour payer Google, alors soyez patient et revenez demain. Si vous souhaitez soutenir le développement en cours et les demandes de recherche de _nag, vous pouvez nous aider ! A long terme, nous travaillons à enseigner à Google comment ils peuvent soutenir l’art sur Internet d’une manière significative, mais il y a encore un long chemin à parcourir ;-)”.
Traduit avec DeepL.com


Ce message d’erreur avertit les utilisateurs sur les problèmes associés aux politiques de données et à leurs hégémonies (nouvelle histoire).

Ici, Winnie Soon et le programmeur berlinois Gerrit Bolez ont décidé de nous raconter une nouvelle histoire. Ils ont développé une version du NAG_ qui fonctionne via un hack de Google. Ce projet toujours en cours est appelé crowdapi. Il s’agit de glaner des clés de développeurs auprès du public. Il sape ainsi les conditions d’utilisation limitatives en changeant automatiquement la clé d’authentification dès que les 100 requêtes sont atteintes. Cette “solution de piratage social” peut aider à réfléchir sur les relations de pouvoir entre les entreprises et les utilisateurs. En faisant don de leur clé API à Cornelia Sollfrank, les utilisateurs maintiendront activement l’œuvre d’art en vie.

6 – De manière plus terre à terre, tu travailles au ZKM donc à Karlsruhe en Allemagne et tu es inscrite au PAMAL, laboratoire présent à l’école d’art d’Avignon, comment tu vis exactement ?


Je vis dans le train ? Non plus sérieusement, j’ai une bonne étoile et un mari extraordinaire qui me soutient dans toutes mes aventures depuis 10 ans.

J’ai commencé à travailler au ZKM en 2013, la même année où la ligne Marseille-Francfort a été créée. C’est un signe ! J’ai donc un train direct entre Karlsruhe et Avignon. La première année j’étais à plein temps donc je ne voyais pas beaucoup mon futur mari. Mais il m’a attendu, il savait que j’avais la bougeotte, je l’avais déjà abandonné pour faire des voyages en solitaire, aux USA, en Autriche et en Allemagne. La deuxième année j’ai commencé ma thèse, je suis donc passée à 80% ce qui me permettait de rentrer quelques jours par mois. Ensuite ça a été un peu chaotique, je travaillais en tant qu’externe sur des missions ponctuelles au ZKM, puis à Paris au Centre Pompidou, j’ai créé ma société de conseil, j’ai voyagé, etc. Nous avons décidé de nous marier, malgré la distance et mon instabilité géographique chronique. C’était un peu sur un coup de tête, à suite de mon accident de voiture, qui nous a rappelé que la vie était fragile.
Ensuite j’ai décroché de nouveau un contrat de projet au ZKM pour deux ans, à mi-temps pour continuer ma thèse en parallèle. Comme je faisais toujours ma thèse à Avignon, mon mari a donc préféré rester dans le sud pour que j’ai un endroit à moi quand je rentrerai et dans lequel je me sente bien pour développer mes recherches. Mon emploi du temps est donc chargé : 2 semaines en Allemagne et 2 semaines en France.

7 – Explique-nous un peu sur quoi porte ta thèse pour le DSRA (Diplôme Supérieur de Recherche en Art, équivalent à un doctorat en école d’art) ?


Comme dans l’exemple de net.art generator, ce qui m’intéresse c’est le côté social des machines et les liens/les ponts qu’elles créées entre les humains.

La thèse soutenue dans mon mémoire amène à considérer la reconstruction média-archéologique comme la reconstruction de ponts sociaux, la reconstruction à rebours du processus social et collaboratif à l’origine de sa construction. Dans ce contexte, je considère toutes les œuvres média-techniques comme le fruit d’un effort collaboratif, qu’il soit entre deux ou plusieurs humain·e·s ou entre un·e humain·e et une ou des machines. Je me suis dit, et si nous prenions le temps, dans le cadre d’un Diplôme Supérieur de Recherche en Art, d’avoir la curiosité d’explorer d’autres modèles de conservation sans nier ceux déjà en place ? C’est ce que je propose dans ma thèse : explorer les possibilités d’une reconstruction média-archéologique à travers la reconstruction théorique de Centerbeam (1977-78), œuvre média-technique du Center For Advanced Visual Studies du Massachusetts Institute of Technology et la reconstruction pratique d’un corpus d’œuvres et objets sur Minitel (1982-86), étudiés au sein du PAMAL.

Photo : Armandine Chasle

Ma thèse est un plaidoyer pour une approche complémentaire aux théories actuelles. Dans un monde où le temps entre le présent et l’archive est de plus en plus court, je cherche quelles sont les connaissances qui sont pour moi nouvelles dans les anciennes machines en les reconstruisant. Avec un savant mélange d’archéologies des média tantôt psychique, tantôt matérielle, une bonne dose de court-circuitage temporel, de bricolage et de liberté, un brin d’anarchie et d’utopie, je cherche à déterrer des connaissances, qui au lieu d’être enfouies, réémergient de manière inattendue pour chaque nouvelle génération.

8 – Tu soutiens ce DSRA au mois de juillet à l’école d’art d’Avignon et j’ai déjà envie de te demander… c’est quoi la suite ?


Au début de cette année j’ai décroché un contrat à temps plein, à durée indéterminé. C’est le grand saut vers la stabilité (et donc l’inconnu), et j’avoue que ça me fait un peu peur ! Nous déménageons tous les deux avec mon mari à Karlsruhe en juin prochain.
La suite c’est de me concentrer pleinement sur mon travail au ZKM et pourquoi pas développer d’autres projets de recherche ici ou en France. J’ai réalisé après le DNSEP que la recherche c’est ce qui me fait me lever le matin, c’est pour ça que j’ai repris les études pour faire mon DSRA à peine un an après avoir commencé à travailler. Ça me manquait trop.
Au ZKM je suis dans le département Wissen (savoir en allemand) – Archives, collections et recherches. J’ai une liberté énorme en termes de propositions de recherche sur la collection et c’est pour ça que j’ai tout de suite accepté le poste. Je peux faire de la restauration d’art numérique et développer de nouvelles approches en m’appuyant sur la collection du ZKM. C’est juste parfait. Avec une équipe en or en prime. En Allemagne, la discipline est largement acquise dans le milieu. Il existe une école à Stuttgart pour diplômer des restaurateur·rice·s d’art numérique. En France, c’est plus difficile, c’est pour cela que je ne veux pas abandonner ma terre natale et continuer de développer des projets dans l’hexagone.

9 – Pour finir… quelle est la dernière découverte que tu aurais envie de nous faire partager ?


C’est trop dur d’en choisir une… Je dirais cette œuvre de 1981 que nous sommes en train de reconstruire au ZKM.

Photo extraite du site : https://www.jeffreyshawcompendium.com/portfolio/sculpture/

Il s’agit de « Virtual Sculpture » de Jeffrey Shaw.

Dans cette installation pionnière de réalité augmentée, une lentille de Fresnel et un miroir semi-transparent ont été montés sur un moniteur monté sur trépied. Le spectateur pouvait faire pivoter et incliner l’écran et, en regardant à travers le miroir, il pouvait découvrir divers objets virtuels simples générés par ordinateur flottant à différents endroits dans l’espace réel devant lui.
La méthode optique est basée sur une technique d’illusion appelée ‘Le fantôme du poivre’, qui remonte au 16ème siècle. Il est mis à jour dans Virtual Sculpture en utilisant une image vidéo et une lentille de Fresnel pour changer la distance focale de sorte que cette image apparaisse à quelques mètres de distance lorsqu’on la regarde à travers le miroir semi-transparent. Les fonctions de rotation et d’inclinaison du système permettent ensuite à ces images virtuelles d’être physiquement distribuées tout autour du spectateur – un paradigme de réalité virtuelle inspiré par l’épée de Damoclès d’Ivan Sutherland (1968).
L’installation utilisait un ordinateur Apple II et deux « manettes » de jeu attachées au moniteur pour enregistrer les mouvements d’inclinaison et de rotation. Nous avons acquis 2 Apple II au ZKM afin de reconstruire cette œuvre. Il n’existe plus rien à part le protocole de l’artiste. Nous allons recoder les objets virtuels en code assembleur. Une aventure merveilleuse, une exploration génial des possibilités de l’Apple II. Nous avons hâte de montrer ça aux visiteur·euse·s du ZKM !

Gif de couverture : Morgan Stricot au sein du PAMAL